La souveraineté des profondeurs : la transformation géosouveraine dans la relation de l’État à l’espace maritime
Par : Abdellah Mechnoune
L’accord récemment signé entre le Royaume du Maroc et la République française, transférant la responsabilité de l’élaboration et de la distribution des cartes marines de Paris à Rabat, constitue un tournant décisif dans le processus d’achèvement de la souveraineté nationale. Il ne s’agit en apparence que d’une délégation technique, mais dans son essence, cet acte traduit une transformation profonde de la représentation de l’État à l’égard de son espace maritime, ainsi que des structures de décision souveraine qui s’y rattachent.
1. De la technicité à la souveraineté :
Les cartes ne sont pas neutres. Ce sont des instruments cognitifs qui façonnent les représentations que les acteurs se font de l’espace et orientent leurs décisions politiques, sécuritaires et économiques. Pendant des décennies, la France a conservé un rôle central dans la production des cartes marines du Maroc, ce qui a perpétué une dépendance cognitive silencieuse affectant le cœur même de la souveraineté géographique. Le transfert de cette responsabilité vers les institutions marocaines reflète un déplacement du centre de production du savoir géomaritime, et restitue à l’État marocain son droit d’être la seule source de représentation spatiale de son domaine maritime.
2. La géographie comme instrument de positionnement stratégique :
Dans le contexte international actuel, marqué par une intensification de la compétition autour des corridors maritimes et des ressources sous-marines, la maîtrise des données marines devient un outil de repositionnement stratégique des États dans les cartes d’influence régionale et mondiale. Les côtes marocaines, en particulier sur leur façade atlantique sud, disposent de potentialités stratégiques et de ressources énergétiques prometteuses, ce qui confère aux cartes une fonction à la fois défensive et diplomatique.
3. La souveraineté cognitive comme levier de souveraineté géopolitique :
La souveraineté maritime est indissociable de la souveraineté cognitive. La capacité de l’État à produire du savoir sur son espace (relevés hydrographiques, données géophysiques, modèles topographiques…) lui confère une autorité représentative au sein des instances internationales et renforce la légitimité de ses positions dans les conflits à caractère frontalier ou économique. À travers cette démarche, le Maroc affirme que la souveraineté ne se limite plus à la possession juridique de l’espace, mais englobe également la maîtrise des structures de production du savoir qui s’y rattachent.
Conclusion : Vers une souveraineté globale
Cet accord peut être lu comme une déclaration implicite de l’entrée du Maroc dans une nouvelle phase de « souveraineté globale », combinant maîtrise matérielle et cognitive, présence physique et symbolique dans l’espace maritime. À ce stade, il ne suffit plus pour l’État de protéger ses eaux : il doit aussi les écrire, les représenter et les traduire en savoir et en stratégie.
En ce sens, la carte marine marocaine devient non seulement un outil de navigation, mais aussi un miroir d’un nouveau positionnement de l’État dans le monde, et une clé pour comprendre la souveraineté comme acte cognitif et stratégique à la fois.