Les relations franco-marocaines : Entre ambitions et ambiguïtés stratégiques

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Par Dr Youssef CHIHEB*

 

 

 

La situation géopolitique dans laquelle le Maroc tente de se positionner et de déployer sa vision prospective intrigue les experts et les chercheurs académiques. On ne peut que s’interroger sur ce pays, devenu une énigme en géopolitique du continent africain et du monde arabe. Certes, un petit pays par sa géographie et non pétrolier, le Maroc est devenu, en deux décennies, un point nodal stratégique grâce à ses choix en matière de développement et à ses alliances multipolaires et cardinales. C’est également une équation complexe au Maghreb, en Afrique et dans ses relations avec la France, ancienne puissance coloniale, en raison des potentiels et des défis que recèle son espace vital de sécurité et de développement pour Paris.

Certes le Maroc, par sa politique de puissance régionale émergente, ses alliances stratégiques avec les États-Unis, Israël et les pays du Golfe, ainsi que ses divers partenariats avec les grandes puissances (Russie, Inde, Chine, Turquie, Brésil), a consolidé son statut d’interlocuteur et de partenaire stable et crédible. Cependant, il fait face à deux défis majeurs qui président à son émergence et à sa sécurité nationale. Le premier défi réside dans les déterminismes géographiques et historiques qui dictent ses choix différenciés au niveau de ses relations avec l’Afrique, la France et les pays du Maghreb, où le poids de l’histoire et de sa singularité géopolitique se conjuguent et s’organisent en cercles concentriques pour dessiner les contours de sa diplomatie et de ses ressorts économiques.

En ce sens, sa relation, évoluant au fil du temps en dents de scie avec la France et l’Union Européenne, doit se redéfinir et se consolider, loin de sa récente doctrine qui consiste à impliquer Paris dans l’équation politique quant à la marocanité du Sahara.

En effet, les relations franco-marocaines ont été altérées et impactées par les crises diplomatiques cycliques depuis la fin du mandat du président Nicolas Sarkozy et par le changement de cap politique de la France, soumise à une incessante pression d’Alger, forte de ses ressources gazières, notamment depuis la crise énergétique liée au conflit armé opposant la Russie à l’Ukraine. Le Président Emmanuel Macron a rompu l’équilibre politique traditionnel du Quai d’Orsay en faveur de l’Algérie, en adoptant une position ambiguë face à la doctrine diplomatique exprimée par Rabat, qui consiste à définir et à hiérarchiser ses partenaires par le prisme de la marocanité du Sahara comme préalable.

La position marocaine est peu comprise par Paris, d’autant plus que la France est confrontée à la fois au rétrécissement de sa zone d’influence en Afrique, au chantage de l’Algérie (énergie, marchés stratégiques, questions mémorielles insolubles, et le préjudice des essais nucléaires), ainsi qu’à l’impact indirect, non avoué, des accords d’Abraham sur les intérêts industrialo-militaires et avioniques de la France au Maroc.

Le deuxième défi est le nouveau virage basé sur le concept de l’ambiguïté stratégique comme fil rouge de la politique étrangère d’Emmanuel Macron vis-à-vis de ce qu’on appelle génériquement le Sud Global. En effet, depuis son élection en 2017, un changement à 180° s’est opéré au Quai d’Orsay, dicté par la modification à la fois de sa diplomatie traditionnelle vis-à-vis du Maroc et par l’affirmation de la prévalence de ses intérêts énergétiques et financiers, au détriment de ses alliances classiques confortées par tous les présidents de la cinquième République. Les élites politiques et économiques pro-marocaines sont en perte de vitesse et ont délibérément été mises hors jeu, remplacées par des jeunes novices, peu expérimentés et moins attentifs aux alchimies et aux subtilités complexes propres aux deux pays du Maghreb.

Réchauffement franco-marocain : Stratégies et enjeux du macronisme

Le macronisme a mis à l’écart une bonne partie des lobbys pro-marocains au sein des deux partis politiques en déclin : le parti Républicain et le parti Socialiste. Les autres partis siégeant à l’Assemblée nationale (La France Insoumise, le Parti communiste, les Écologistes) ne sont pas favorables à la thèse de la marocanité du Sahara. Seuls les Services du Renseignement, une partie des généraux au sein de l’Armée, quelques dirigeants influents au Medef et des grands groupes industriels et financiers, en accord avec le parti Républicain et, en coulisse, avec le parti du Rassemblement national, continuent à faire contrepoids à cette nouvelle élite macroniste qui penche vers le rapprochement avec Alger pour atteindre deux objectifs hypothétiques majeurs : tourner, autant que possible, la page du contentieux colonial sans la froisser, sans payer le prix fort et sans renoncer à pénétrer le marché algérien jugé juteux par la France, particulièrement depuis l’affaiblissement et l’expulsion de l’ex-puissance coloniale de plusieurs pays en Afrique, la fin du franc CFA, et la vitalité de la mainmise sur l’uranium et l’or face au déploiement stratégique foudroyant de la Russie, sous couvert de la milice Wagner, en Afrique. Le Royaume est désormais perçu comme étant plus un rival qu’un partenaire pouvant stabiliser l’influence française en Afrique francophone.

Cependant, depuis quelques mois, les relations entre les deux pays ne cessent de se réchauffer. La nomination d’une journaliste franco-marocaine à la tête de l’ambassade du Royaume à Paris et les visites de plusieurs ministres français à Rabat, accompagnées de déclarations et d’éléments de langage bien distillés, se multiplient en faveur d’une reprise des relations avec Rabat. Des sources fiables, ayant préféré garder l’anonymat au Quai d’Orsay, confirment que ces multiples visites à Rabat par des ministres-démineurs préparent, en réalité, une visite d’État du Président Macron au Maroc. L’agenda n’est pas encore arrêté, mais la décision et l’ordre du jour sont actés. Une visite que tout le monde s’accorde à considérer comme principalement politique et stratégique, avant d’être économique et culturelle.

Les élections européennes et législatives, véritables désaveux de l’avenir du macronisme, la réussite des Jeux Olympiques durant l’été, l’élection présidentielle aux États-Unis, avec la probabilité de la victoire de Donald Trump, et enfin, à la marge, l’issue, écrite d’avance, des élections en Algérie… autant d’échéances qui conditionnent la visite d’État de Macron au Royaume. L’ensemble de ces éléments, y compris l’issue du conflit en Ukraine et au Proche-Orient, vont peser dans la poursuite ou non de la doctrine de l’ambiguïté stratégique retenue par Macron dans la définition de sa diplomatie dans le monde et au Maghreb en particulier.

En creux, la France ne cesse d’émettre de subtils signaux en direction du Maroc pour l’assurer qu’elle est désormais résolue à s’aligner, à sa manière et par paliers, sur la position des autres pays partenaires du Maroc, dont l’Espagne, l’Allemagne et les États-Unis. Ces pays ne reconnaissent pas explicitement la marocanité du Sahara, mais soutiennent et adoptent le plan d’autonomie élargi, octroyé aux provinces du sud sous souveraineté marocaine, proposé par le Maroc en 2007, comme la seule issue possible, plausible et réaliste. D’autant plus que la France est confrontée à un climat insurrectionnel, mis sous le tapis, attisé par les indépendantistes en Nouvelle-Calédonie et en Corse, et que le plan de Macron pour les résoudre n’est pas si différent de l’option marocaine de 2007, approuvée par plus de 76 % des pays membres de l’ONU, dont les pays de l’Union européenne, la quasi-totalité des pays de la Ligue arabe, 85 % des pays d’Afrique et une majorité en Asie.

En réalité, la reconnaissance ou non de la marocanité du Sahara par la France, contrairement aux idées reçues, ne changera pas fondamentalement le statut politique définitif du Sahara. À Paris, les cercles de décision restreints considèrent que le conflit du Sahara est, militairement, de très faible intensité, que le statu quo, retenu par l’ONU, est en faveur du Maroc depuis le cessez-le-feu en 1991, que le spectre d’un conflit armé opposant le Maroc à l’Algérie n’est pas un scénario plausible et, enfin, que la position de la France au Conseil de sécurité et celle des Américains ont été et resteront toujours en faveur de l’allié constant et durable : le Maroc.

Il est, en effet, venu le temps de mieux se comprendre et de revoir les deux doctrines : celle de l’ambiguïté stratégique de Paris, tenue en otage par Alger vis-à-vis du Maroc, et celle de la conditionnalité préalable de reconnaître la marocanité du Sahara par Macron pour reprendre le partenariat privilégié d’il y a dix ans. La France demande, en creux, à Rabat d’assouplir, par dérogation, sa ligne politique, qui détermine ses partenariats et alliances classiques et futures par le seul prisme de la marocanité du Sahara comme préalable et principe intangible, en échange d’investissements massifs et stratégiques de la France dans les provinces du sud du Maroc et en binôme en Afrique.

France-Maroc : Stratégie géopolitique et partenariat pour l’avenir

La France émet des signaux palpables, en coulisses, pour pousser Rabat à revoir sa ligne diplomatique en privilégiant le dialogue stratégique, économique et géopolitique comme nouvelle base du partenariat et de l’alliance entre Paris et Rabat. Il s’agit de faire du binôme Maroc-France un binôme stratégique, pour en faire une locomotive à grande vitesse pour la reconquête de l’Afrique.

Chacun, tout seul, ne peut rivaliser avec les nouveaux entrants sur le continent (la Chine, la Russie, la Turquie, l’Inde), sauf si les deux pays font le choix d’un partenariat durable basé sur le respect mutuel et un rapport de gagnant-gagnant. La construction du binôme stratégique conduira inéluctablement au confinement de l’Algérie suivant la théorie géopolitique du fer à cheval, qui mènera tactiquement à matérialiser la coupure physique et organique d’Alger de sa profondeur stratégique au sud, à y maintenir des frontières inflammables au niveau sécuritaire (Mali, Niger, Libye) et à transplanter une bombe à retardement qu’est le séparatisme dormant des Azawad et des Touaregs pour contrecarrer les jihadistes issus du GIA. Autant de variables géopolitiques qui viennent noircir l’horizon, en plus de la tumeur cancéreuse qu’est le Polisario, incrusté à Tindouf depuis près d’un demi-siècle, et enfin, à limiter l’hypothétique connexion gazière de l’Algérie aux gisements du Nigéria.

Le président Tebboune a fait son deuil quant à son projet d’accès à l’Atlantique. Il confirme, par sa politique étrangère hasardeuse et incohérente, l’incarnation du paradoxe géopolitique de l’Algérie : le plus grand pays d’Afrique par la géographie, mais le plus coupé de l’Afrique continentale et maritime de l’ouest, le plus confiné dans une Méditerranée centrale obsolète, reliée à l’Europe uniquement par des gazoducs trans-tunisiens et italiens, géopolitiquement déclinants à l’horizon 2035. Là aussi, l’ambiguïté stratégique de Macron prend tout son sens vis-à-vis du locataire d’El Mouradiya.

Un pays qui ne peut commercer avec le continent sud-américain sans passer par le rival marocain, faute d’accès direct à l’océan Atlantique. La Mauritanie a d’ailleurs anticipé cette vulnérabilité stratégique de l’Algérie en refusant d’intégrer un Maghreb hybride à trois (Tunisie, Algérie, Libye), qui, sans elle et sans la puissance régionale émergente qu’est le Maroc, ne vise qu’à asseoir l’hégémonie d’Alger sur des pays voisins en proie à l’instabilité politique et économique depuis le printemps arabe de 2011, comme le Niger et le Mali, ayant renversé les régimes pro-français.

En définitive, le Maroc se doit de redéfinir une nouvelle stratégie de coopération différenciée, celle qui prépare l’ère d’après Emmanuel Macron. Il doit composer avec le jeu non avoué de Paris, qui gravite autour de la doctrine mouvante de l’ambiguïté stratégique en Europe et au Proche-Orient depuis le déclenchement du conflit russo-ukrainien et la guerre à Gaza. Le Royaume doit également consolider sa stratégie multipolaire en cercles concentriques, loin de la politique des axes à faible valeur ajoutée ou frappés par le principe de prescription géopolitique.

Enfin, à long terme, dans cette partie de jeu d’échecs géopolitique, le Maroc doit approfondir, au plus haut niveau, des relations solides avec ses alliés de toujours et les plus fiables, que sont l’Arabie Saoudite, les États-Unis et la France, tout en restant vigilant face à l’ambivalence et l’imprévisibilité des pays devenus alliés du Maroc par pragmatisme ou par opportunisme, comme l’Espagne, l’Union européenne, Israël et les Émirats arabes unis.

* Professeur à l’Université Sorbonne Paris Nord
Spécialiste en Géopolitique et en Développement international

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